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Par Jean-Jacques Friedman, Chief Investment Officer chez Natixis Wealth Management

 

Un monde totalement bouleversé en l’espace d’un mois 

Depuis notre dernière lettre mensuelle fin 2019, où nous indiquions que les marchés se reconnecteraient dorénavant à la réalité de l’économie et non plus seulement à des questions de pilotage monétaire, le monde a totalement changé. Plusieurs flashs marchés portant sur des aspects particuliers de ces développements ont été rédigés ces dernières semaines. Depuis que certains Etats européens font face à une expansion imprévue du coronavirus et ont décidé d’un arrêt volontaire de leur économie, l’amplitude de cette récession apparaît inédite : la chute des dépenses liée à une forte baisse des revenus et de l’emploi est supérieure aux crises de 2008-2009, et même des années 30. A titre de comparaison, les décrochages lors de la crise de 2008 avaient été de l’ordre de 2% au niveau mondial sur deux trimestres, mais la perspective de rebond de l’activité était alors questionnée et les mesures mises en place s’étaient étalées sur une période beaucoup plus longue.

 

La promptitude des Etats et Banques centrales à réagir

Ce qui frappe d’emblée cette fois-ci, c’est la rapidité du mouvement, où une correction de 35% des principaux indices est intervenue en l’espace d’un mois, mais également la promptitude des Etats et des Banques centrales à réagir après quelques jours de tâtonnement. Ce sera donc une nouvelle fois la question de la vitesse qui conditionnera l’évolution des marchés, avec une interrogation autour de la durée de ce décrochage ainsi que sur l’ampleur des politiques budgétaires des Etats destinées à compenser partiellement la chute des PIB mondiaux. Il est important de souligner ici qu’une baisse de 35% des actifs correspond historiquement en moyenne au décrochage observé lors des marchés fortement baissiers. La différence essentielle, et elle est de taille, est que ce mouvement s’est effectué en un mois, alors qu’habituellement ces tendances s’inscrivent sur une durée d’un an et demi. Malgré le fait que la baisse des bénéfices par action sera sans doute plus sensible que lors des précédents krachs, où la baisse réelle constatée des résultats était inférieure au décrochage du marché, toutes les phases de ce cycle de marché semblent aujourd’hui comprimées sur une durée beaucoup plus courte.

 

Les chiffres avancés par plusieurs banques américaines donnent le tournis : à l’exception de deux secteurs qui fonctionnent réellement – alimentation et santé -, un décrochage du PIB de l’ordre de 25% est attendu pour le deuxième trimestre avec des secteurs totalement à l’arrêt comme le tourisme, le transport aérien, la restauration et la majeure partie des activités en grande difficulté comme le commerce ou la production manufacturière.

Ces chiffres sont l’extrapolation des données chinoises sur le tout début d’année. La seule comparaison possible à ce phénomène, relevée par les économistes français sur la période contemporaine, est l’exemple du décrochage du deuxième trimestre en 1968, où le PIB avait reculé de plus de 5%.

Face à cette situation, la réponse doit être rapide, massive et coordonnée et se situer à plusieurs niveaux. Elle doit être avant tout budgétaire, pour assurer un soutien aux personnes et aux entreprises, et monétaire afin de permettre aux Etats d’intervenir.

 

La préoccupation majeure est celle de la liquidité des entreprises

Contrairement à la crise de 2008, où le risque majeur résidait dans l’accès des banques à la liquidité, le problème aujourd’hui est celui de la liquidité des entreprises. Les Banques centrales ont commencé par baisser leurs taux directeurs – avec notamment une baisse de 50bps puis 1 % du côté de la Fed – mais les investisseurs ont très vite compris que ces annonces correspondaient à la crise de l’« ancien monde de 2008 » et ne répondaient pas aux besoins des acteurs de l’économie réelle.

Cette phase monétaire est un préalable et doit permettre d’aider au maximum les Etats à préserver les emplois et les entreprises durant cette période d’activité quasi nulle. Après quelques tâtonnements et une communication maladroite, la BCE a annoncé un total de plus de 1 000 Md € d’achats d’obligations papier d’ici fin 2020 (soit plus de 10% du PIB de la zone euro). Le plus important à souligner ici est que les règles de rachats proportionnés entre chaque pays ont été remises en cause. Cela signifie que des achats peuvent se concentrer sur un pays qui susciterait l’inquiétude du fait de la remontée de ses taux d’intérêt et du renchérissement de son accès au marché. En clair, cette intervention a calmé la spéculation à l’égard de l’Italie et a permis de démontrer une plus grande solidarité entre les pays, contrairement à la crise de 2011.

L’annonce de la Fed a également constitué un signal extêmement fort. D’un point de vue technique, elle a décidé d’élargir son programme d’achat de dettes – dit Quantitative Easing – de 700 Md $, pour en faire un programme de facto sans limite de montant ni de temps. Les nouveautés par rapport à son intervention de 2008 sont nombreuses. La Fed est en réalité en train de devenir le prêteur en dernier ressort de l’économie réelle, comme elle l’était précédemment dans le domaine financier. Elle achète non seulement des dettes d’Etat, mais également des dettes d’entreprises et des dettes associées au marché immobilier et au crédit à la consommation. La Fed va garantir aux banques le fait que si un citoyen se trouve dans l’incapacité d’honorer certaines échéances, elle pourra s’y substituer. Face à la crise des loyers, un mécanisme identique est mis en place pour les immeubles qui ont été titrisés. Une autre nouveauté est la mise en place des achats des dettes d’entreprises, dont la cotation descend jusqu’à la notation BBB*. Concrètement, cela a pour objectif d’empêcher le basculement de ces titres dans la catégorie « junk bonds », qui aurait signifié la nécessité de s’en défaire pour les investisseurs, avec des risques en cascade en aval.

En termes de valorisation, les niveaux atteignent bien sûr des paliers extrêmement bas, proches dorénavant de 2008, avec notamment une évaluation des indices européens qui se rapproche de leur simple valeur comptable. La notion de dividende, qui ressort aussi à des niveaux exceptionnels, est peu pertinente étant donné que la pérennité des politiques de distribution sera remise en cause pour la majeure partie des entreprises dont la volonté est de préserver au maximum leurs liquidités.

 

Progrès épidémiologique et budget :  les deux critères essentiels 

Maintenant que la majeure partie de l’architecture des réponses monétaires a été mise en place, afin que le signal donné par la faiblesse de cette valorisation permette un rebond des indices, il va falloir plus de visibilité sur deux critères essentiels :

1 • L’enjeu épidémiologique tout d’abord.  A cette heure de grande incertitude, des affirmations particulièrement anxiogènes, qui font référence notamment à la grippe espagnole sont relayées. Ce drame, occulté par la mémoire collective à la suite du premier conflit mondial, présente des statistiques effrayantes. Rappelons que du fait de la censure de guerre, les populations n’avaient pas été informées de cette pandémie, et qu’aucune mesure d’hygiène et de précaution – comme la distanciation sociale ou le confinement – n’avaient été prises. Cette épidémie avait touché des populations exténuées par quatre années de conflit et dans l’ignorance de traitements médicaux et hygiénistes. Soulignons cependant que plusieurs pays asiatiques, conscients depuis plusieurs années des risques épidémiques, sont parvenus à gérer cette crise plus efficacement que les pays européens, en faisant appel à des règles d’hygiène strictes et à des solutions technologiques. Au sein de l’Europe même, des différences en termes de capacités sanitaires ou parfois simplement de techniques de prise en charge, semblent expliquer les écarts de résultats constatés ; elles offrent un espoir de partage des meilleures pratiques. A ce stade, et pour se focaliser sur le point de bascule qui permettra d’offrir de nouvelles perspectives au marché, ce sont les Etats-Unis qui inquiètent le plus les investisseurs. Après le déni initial de Donald Trump, c’est aujourd’hui la durée du confinement qui est remise en cause et qui oppose le président américain à la majorité des gouverneurs. Cela perturbe les investisseurs, car c’est au moment où l’on pourra percevoir un pic de contamination, lié au délai de confinement et à l’arrêt de l’économie, que le rebond pourra intervenir. S’agissant des remèdes possibles, les médias français se concentrent sur un traitement contre le paludisme, la chloroquine. Mais d’autres solutions font l’objet actuellement de tests comme le Remdesivir, qui est un antiviral susceptible d’inhiber partiellement la réplication virale. Pour les patients atteints de COVID-19 dans sa forme sévère, les avancées proviennent également d’inhibiteurs mais cette fois pour atténuer la forte stimulation du système immunitaire, qui est la cause de la gravité de la maladie.

 

2 • Le second point d’attention est celui des politiques budgétaires. Ce sont ces mesures qui font actuellement l’objet de différentes annonces au niveau de chaque pays, afin de compenser partiellement le décrochage du PIB sur plusieurs mois. Là encore, le point central se situe aux Etats-Unis et l’accord entre Républicains et Démocrates a marqué une avancée notable saluée par les marchés. En effet, malgré le fait que l’Asie a été la première zone touchée et que ses  marchés souffrent dorénavant moins que les Etats-Unis ou l’Europe , cette dernière ne peut pas faire cavalier seul. C’est la visibilité qu’apporteront les Etats-Unis en termes épidémiologique et de décisions budgétaires qui conditionnera un retour des investisseurs.

Après l’atténuation des difficultés de financement et de liquidités, c’est donc bien la nature et le montant du stimulus budgétaire qui sera la clé. L’économie étant un système de liens basés sur des contrats dette, contrat de travail, loyer, etc., les politiques des Etats ont pour objectif à ce qu’au maximum, dans cette période de transition, chacun puisse honorer ses engagements en introduisant pour cela de la flexibilisation dans ses paiements.

Face à cette crise sans précédent, les conséquences seront innombrables et il n’y aura pas de possibilité de retour en arrière. Ces transformations s’inscriront dans le champ politique et social et orienteront les décisions des investisseurs, que ce soit en termes de zone géographique, de nature de titres à privilégier ou de secteurs d’activité qui offriront les relais de croissance pour les prochaines années.

Vers un  changement de modèle de société ?

En termes politique, le monde anglo-saxon du début des années 80 – qui avait constitué un modèle pour toute l’Europe – connaît un nouveau basculement vers de la relance publique. Sous la pression des populations pour laquelle la gestion de crise pose question, le sujet du changement de modèle existant depuis quarante ans apparaît aujourd’hui réellement d’actualité. Les mécaniques mises en place par les Etats, notamment afin d’aligner une partie des aides aux indépendants par rapport aux salariés, devraient aboutir en fait à une sorte de revenu d’activité minimum ou de « revenu universel », même si le terme n’est pas employé dans beaucoup de pays, avec ses conséquences en matière de réorientation de la consommation.

Des changements culturels importants devraient également survenir. Sans remonter aux précédents épisodes de pandémie des siècles passés où les hommes se sont tournés à chaque fois vers de nouveaux intercesseurs face à l’échec des précédents – avec l’exemple célèbre du religieux remplacé par le politique au Moyen Âge, puis par la médecine au 18ème siècle afin de se protéger des crises sanitaires –  l’inégalité de réussite de leur gouvernement ressentie par les populations devrait conduire à privilégier des exemples de prise en charge plus technologique. L’Asie, que nous avions déjà identifiée comme le vainqueur dans sa confrontation avec les Etats Unis (les américains ayant commis l’erreur de s’aliéner le soutien de leur alliés traditionnels, notamment européens), apparaît de nouveau davantage valorisée par son traitement de la crise. Plusieurs nouvelles technologies, avec bien sûr toutes les réserves ressenties par les populations occidentales, seront sans doute malgré tout mieux acceptées collectivement après ces épisodes dramatiques. Des secteurs de croissance, comme la technologie ou la sécurité que nous avions privilégiés dans nos portefeuilles ces dernières années, devraient donc ressortir encore renforcés au terme de ce bouleversement.

Du point de vue des secteurs d’activité, la gestion croissance que nous avons mise en place historiquement sur les actions continue de constituer un axe fort. A l’exemple de la technologie que nous venons de mentionner, devraient s’ajouter d’autres secteurs comme les infrastructures de données et communication, le développement des génériques dans le domaine de la santé, ainsi qu’un retour vers des sociétés agroalimentaires aux productions plus locales, à l’heure où la qualité et la traçabilité seront devenues essentielles.

Cette crise devrait également souligner de nouveau l’importance des bilans sains et le positionnement sur des tendances de long terme, au-delà des critères stricto sensu de faible valorisation.

Enfin à l’heure où l’ensemble du dispositif n’est pas encore totalement déployé, les débats autour de la notion d’« helicopter money », c’est-à-dire de transmission monétaire directement de la Banque centrale auprès des particuliers, est en débat aux Etats-Unis. De nouvelles mesures, telles des achats directs d’actions par les Banques centrales américaine et européenne – comme cela est le cas avec la Banque du Japon – pourraient également émerger.

A monde exceptionnel, mesures exceptionnelles, voici une version réadaptée du « whatever it takes ».

* Note attribuée par les trois agences mondiales de notation financière, Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch Ratings

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