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Des signaux qui clignotent… mais que peu de personnes regardent ?

Par Dorian Raimond, Directeur du Trading et de la Stratégie obligataire – Hilbert Investment Solutions

Un marché en apesanteur : technique, concentré, déconnecté

Imperturbables, les marchés actions tutoient de nouveaux sommets, portés par une confiance qui confine à l’insouciance. En effet, le S&P 500 se négocie désormais au-delà de 30 fois les bénéfices attendus, un niveau que l’Histoire réserve à quelques épisodes d’euphorie. Ce paradoxe trouve pourtant sa logique : il ne repose pas tant sur une amélioration des fondamentaux que sur la mécanique même des marchés.

Depuis le choc d’avril 2025, d’une rapidité et d’une violence rare, les stratégies systématiques qui ont brutalement cédé leurs actifs – vol-target, CTA, risk-parity – se sont lentement réexposées, générant un flux acheteur quasi-automatique pendant plusieurs mois. Plus les marchés montaient, plus ces modèles de gestion étaient contraints de racheter pour maintenir leur exposition, créant une boucle auto-entretenue qui a propulsé les indices vers de nouveaux records.

Dans le même temps, la corrélation entre valeurs du S&P 500 est tombée à des niveaux historiquement bas, avec une performance qui se concentre sur un noyau restreint de valeurs notamment liées à l’IA, pendant que le reste du marché stagne ou recule. La volatilité implicite, elle, reste basse : les investisseurs n’ont pas recours à des stratégies de couverture, négligeant les risques de correction alors que la production de données économiques américaines est arrêtée par le shutdown gouvernemental. Il en a découlé des multiples de valorisation déconnectés, nourris par des flux techniques et une dispersion extrême, dans un marché plus fragile qu’il n’y paraît.


Toutefois, cette mécanique s’essouffle et le tarissement des flux techniques depuis début octobre pourrait inverser le mouvement et amplifier toute phase de prises de bénéfices. Lorsque le moteur algorithmique cale, le marché se retrouve seul face à ses fondamentaux. Or, ceux-ci ne justifient pas les niveaux actuels.

L’IA : des cercles vertueux… ou vicieux

L’engouement autour de l’intelligence artificielle atteint un degré de circularité préoccupant : Nvidia investit dans OpenAI, qui investit dans Oracle… pour acheter des puces Nvidia, tandis qu’OpenAI prend une participation dans AMD en contrepartie d’achats futurs ! Ces montages alimentent un effet de levier narratif, chaque annonce ajoutant des centaines de milliards à la capitalisation du secteur – près de 1 trillion de dollars en quelques semaines.

Ironie du sort, les infrastructures nécessaires à cette révolution « immatérielle » sont d’une voracité énergétique colossale, d’où une source d’opportunités évidente pour l’écosystème énergétique, mais aussi un risque macroéconomique entre une hausse durable des coûts, une pression sur l’inflation et une contraction du pouvoir d’achat hors énergie (rappelons-nous la poussée inflationniste en Europe à la suite la crise du gaz). Or, ce risque n’a, en tout cas pour l’instant, pas encore été intégré par les marchés.

L’illusion de la liquidité dans le non-coté

L’autre fragilité se cache dans les marchés dits « privés », souvent présentés comme un refuge face à la volatilité. Le marché mondial de la dette privée a presque doublé en cinq ans, atteignant 3 000 milliards de dollars, et ce qui était autrefois réservé aux spécialistes institutionnels est désormais distribué via des fonds semi-liquides et des ETF spécialisés, donnant à des investisseurs non-professionnels l’illusion d’un actif stable, liquide et diversifiant.


Pourtant, la réalité peut être tout autre, avec des valorisations qui ne reposent généralement pas sur des prix de marché, une transparence quasi-inexistante et une liquidité qui n’est souvent qu’une promesse conditionnelle.

La faillite soudaine de First Brands – entre 10 et 50 milliards de dettes pour à peine 1 milliard d’actifs – rappelle les excès d’Enron : structures hors bilan, dépendance au financement privé, et contagion via des véhicules opaques. Le cas Tricolor, spécialiste du crédit automobile subprime, a suivi la même trajectoire, à savoir financements privés, titrisations via ABS, puis effondrement brutal de la chaîne.

Ces épisodes montrent à quel point le risque s’est diffusé dans des poches de marché éloignées de la source du risque, augmentant petit à petit le caractère systémique de la classe d’actif.

Dans le même temps, le marché des leveragedloans envoie lui aussi des signaux inquiétants. Sous l’effet d’un essor spectaculaire des CLOs, ces crédits à taux variable ont été rendus accessibles à un plus grand nombre d’investisseurs, en promettant là aussi une diversification du risque.

Néanmoins, la clé reste la même, la capacité des entreprises ne pouvant s’appuyer exclusivement ou essentiellement que sur des financements alternatifs pour refinancer leurs emprunts lorsque les difficultés s’accumulent. Dans un scénario de ralentissement économique, cette capacité disparaît et le marché corrige violemment, comme en 2008 ou 2020. Tant que les flux entrants alimentent la demande de prêts à haut rendement, tout va bien, mais dès que les défauts montent ou que la liquidité se fige, la machine se grippe.

L’initiative américaine de Donald Trump visant à ouvrir les fonds de retraite au private equity et au private credit s’inscrit dans une même logique, celle du “grand recyclage” de l’épargne vers des actifs illiquides, présentés comme une opportunité. Sur le papier, ces orientations ont du sens : elles soutiennent le financement des entreprises, notamment locales et de moindres échelles (on peut évidemment faire le lien avec La Loi Industrie Verte en France). Néanmoins, à mesure que l’accès s’élargit, la frontière entre démocratisation et vulgarisation s’amenuise, et les risques deviennent collectifs, tout comme l’illusion de liquidité. Moyennant quoi, l’investisseur final perd souvent la notion du risque inhérent à son investissement.

Tout n’est pas à jeter dans la mesure où ces actifs peuvent offrir des rendements attractifs et un réel rôle dans la diversification de long terme.

Pour autant, il convient de garder un œil sur certains ETF et BDC (entreprises américaines spécialisées dans la dette privée) dont les corrections actuelles dépassent les 20%, voire se retrouvent sur des niveaux qui n’avaient pas été atteints depuis 2020. Les grands noms ne sont pas non plus épargnés : Ares, Apollo et Blackstone ont ainsi déjà corrigé de respectivement 24, 22 et 15% cette année.

Notre positionnement

Face à cette dissonance entre valorisations et signaux de tension sous-jacents, la prudence reste de mise. La concentration extrême des performances et le tarissement des flux mécaniques plaident pour une phase d’ajustement, alors que les fissures apparentes dans le monde du non-coté pourraient faire caisse de résonnance en cas de correction.

Nous adoptons donc un positionnement résolument défensif, dans l’attente d’une correction susceptible de recréer des points d’entrée attractifs pour nos différentes stratégies.

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