Sat. Nov 23rd, 2024

Par Aline Goupil-Raguénès – OSTRUM AM

· Christine Lagarde et Isabelle Schnabel insistent sur la nécessité pour la BCE de rester prudente et ne pas baisser prématurément les taux ;

· L’inflation dans les services s’est stabilisée à 4% depuis 3 mois reflétant la persistance de tensions domestiques liées notamment aux salaires ;

· L’indicateur avancé de la BCE de suivi des salaires négociés ne montre pas de signes de ralentissement des salaires en 2024 ;

· Dans un contexte de faible croissance de la productivité, voire de légère baisse, l’évolution des marges des entreprises sera déterminante pour absorber la nette hausse des coûts salariaux ;

· Les négociations salariales et les profits unitaires du 1er trimestre seront déterminants pour juger de la poursuite de la désinflation ;

· La BCE ne devrait pas baisser ses taux avant le mois de juin.

La BCE face aux tensions sur les prix domestiques


Christine Lagarde et Isabelle Schnabel ont réitéré la semaine dernière que la BCE devait être prudente et ne pas baisser ses taux prématurément. L’inflation dans les services s’est, en effet, stabilisée à un niveau élevé depuis 3 mois, reflétant la persistance de tensions sur les prix domestiques liées, notamment, aux salaires.

Pour mieux appréhender leur évolution au cours des prochains trimestres, la BCE vient de publier un indicateur avancé de suivi des salaires, « wage tracker », basé sur les résultats des négociations salariales. Ce dernier ne montre pas de signes de modération en 2024, au contraire. Dans un contexte de faible croissance, voire de légère baisse, de la productivité, une réduction des marges des entreprises sera nécessaire pour atténuer la hausse des coûts salariaux et permettre à l’inflation de revenir vers la cible de 2 %.

Persistence de tensions sur les prix domestiques

La forte reprise post-Covid puis les conséquences de la guerre en Ukraine se sont traduites par une nette accélération de l’inflation en zone euro de début 2021 à l’été 2022.

Le principal facteur a résidé dans la forte hausse des prix énergétiques et sa diffusion à l’ensemble des secteurs, notamment dans celui de l’alimentation. Se sont également ajoutés les effets des perturbations dans les chaînes d’approvisionnement.

Après avoir atteint un sommet historique à 10,6 % en
octobre 2022, l’inflation a nettement ralenti pour revenir
à 2,8 % en janvier 2024. La désinflation plus rapide que
prévu est liée (pour moitié) aux prix de l’énergie, ces
derniers s’établissant à un niveau inférieur à celui d’il y
a un an (- 6,3 % contre + 41,5 % en octobre 2022). Les
prix de l’énergie ont ainsi une contribution négative à
l’inflation, comme le montre le graphique suivant. Cela
a permis aux prix de l’alimentation de se modérer pour
rester toutefois encore élevés (5,7 % contre un pic de
15,5 % en mars 2023).

L’inflation sous-jacente (hors alimentation et énergie) a
atteint son pic plus tardivement, à 5,7 % en mars 2023,
avant de revenir à 3,3 % en janvier 2024. Elle se
modère à un rythme moins rapide que l’inflation
globale. Le ralentissement de la hausse des prix des
biens hors énergie en a été la raison principale. Les
prix des biens industriels hors énergie ont augmenté de
2 % en janvier contre 6,8 % en février 2023. Cela
reflète notamment les conséquences de la baisse des
prix énergétiques, l’arrêt des perturbations dans les
chaînes d’approvisionnement et la moindre demande.
La politique monétaire restrictive menée par la BCE a
durci les conditions de crédit et pesé sur la dynamique
de prêts des ménages et des entreprises. La décrue de
l’inflation dans les services est moins marqué. Après
avoir atteint un sommet à 5,6 % en juillet 2023, celle-ci
s’est stabilisée à 4 % depuis le mois de novembre.

La poursuite de la désinflation vers la cible de 2 % dépendra surtout de l’évolution des prix des services.

De fait, l’effet de base négatif sur les prix énergétiques est bientôt terminé et les prix de l’alimentation et des biens industriels hors énergie ont déjà fortement ralenti.

Pas de signe de modération des salaires négociés

Salaires négociés et indice Indeed
Le secteur des services est intensif en main d’œuvre et cristallise ainsi l’impact des hausses de salaires depuis 2022. Les salaires négociés (en rose dans le graphique ci-dessous) ont fortement accéléré pour enregistrer une augmentation de 4,7 % sur un an au 3e trimestre 2023, un plus haut historique, à comparer à une moyenne de 1,7 % entre 2010 et 2019.

Les ménages ont négocié des hausses de salaire pour rattraper une partie des pertes de pouvoir d’achat liées à la forte accélération de l’inflation. En outre, certains secteurs font face à des pénuries de main d’œuvre, ce qui contribue également aux tensions salariales.

L’indice Indeed (en vert sur le graphique) concerne les offres d’emploi en ligne et donne ainsi une mesure de l’évolution des salaires pour les nouvelles recrues.
L’indice s’est modéré depuis avril pour passer de 4,9 % sur un an à 3,9 % en décembre 2023. Il continue néanmoins de progresser à un rythme soutenu et a même tendance à se raffermir depuis 3 mois. L’indice
Indeed est une mesure différente des salaires négociés qui concernent, non pas les nouveaux contrats, mais les salariés présents sur le marché du travail et dont le salaire est fixé dans le cadre de négociations collectives. Le problème est que cet indice pertinent pour suivre l’évolution des salaires en zone euro n’est connu qu’avec retard. Le dernier disponible est celui du 3e trimestre 2023.

« Wage tracker » de la BCE


Afin d’y remédier, la BCE a construit un indicateur avancé des salaires négociés : « wage tracker ». Il se base sur les résultats des négociations salariales de 7 pays : l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, l’Autriche et la Grèce. Les salaires en zone euro sont principalement déterminés dans le cadre de négociations collectives. Dans les 5 principaux pays, les négocations collectives concernent 75 % de salariés (dont 100 % en France, en Italie et en Belgique). Les 7 pays couverts représentent près de 90 % des salaires de la zone euro. Cet indicateur suit bien l’évolution des salaires négociés publié par Eurostat.
Étant donné que les négociations salariales portent sur une période pouvant aller d’un an (comme en Autriche et en France, généralement) à plusieurs années (2 ans en Allemagne et 3 à 4 ans en Italie et en Espagne), les résultats des dernières négociations salariales permettent d’obtenir des indications avancées sur l’évolution des salaires au cours des prochains trimestres.

Indice de salaire suivi par la BCE : « wage tracker »

La courbe bleue dans le graphique précédent représente l’indice « wage tracker » publié par la BCE et, en pointillé, son évolution attendue, compte tenu des dernières négociations salariales. Après une légère modération au 4e trimestre 2023, cet indice laisse présager une hausse plus rapide des salaires en 2024, selon les résultats des dernières négociations salariales. Les salaires négociés progresseraient de l’ordre de 4,5 % en moyenne au cours des prochains trimestres, contre 3,7 % en moyenne en 2023. Cela serait le fait surtout de l’Allemagne.
La courbe jaune intègre les primes exceptionnelles. Ces primes destinées à compenser les pertes de pouvoir d’achat ont été significatives dernièrement.
Après une baisse au 1er semestre 2024, due à des effets de base négatifs, les salaires négociés incluant
ces versements exceptionnels repartiraient à la hausse au 2e semestre 2024. Ils augmenteraient en moyenne de 4,5 % en 2024, contre 4,2 % en 2023.
Les résultats des négociations salariales du 1er trimestre 2024 seront importants pour mesurer les tensions salariales, compte tenu de la part importante de contrats à renégocier (zone grisée sur le graphique).

Importance des marges des entreprises


Forte hausse des coûts salariaux unitaires
La rémunération par employé a fortement augmenté
depuis 2021 pour progresser au rythme de 5,3 % su un an au 3e trimestre 2023. Dans le même temps, les gains de productivité ont été faibles, ne permettant pas de compenser la progression des salaires. La
croissance de la productivité du travail est même devenue légèrement négative en 2023 (- 1,3 % au T3).
Elle est représentée en bleu sur le graphique suivant, et en échelle inversée. L’augmentation des coûts salariaux unitaires atteint 6,7 % sur un an au 3e trimestre 2023.
Dans un contexte de faibles gains de productivité, le risque est que les entreprises répercutent en partie la nette hausse de leurs coûts salariaux sur les consommateurs. Isabelle Schnabel l’a clairement indiqué lors
de son intervention du 16 février.

Nette hausse des marges des entreprises en 2021 et 2022


Le déflateur du PIB permet de mesurer les pressions sur les prix domestiques. Il peut être décomposé en contributions provenant des coûts salariaux unitaires,des profits unitaires et des taxes par unité produite.
Comme le montre le graphique suivant, les marges des entreprises ont joué un rôle majeur dans l’accélération de l’inflation en 2022. La contribution des profits au déflateur du PIB a fortement augmenté,
alors que celle des coûts salariaux unitaires a progressé de manière plus modérée.

La forte hausse de la demande suite à la réouverture de l’économie, une fois levées les restrictions sanitaires, et la nette augmentation du prix des intrants ont permis aux entreprises d’augmenter significativement leur marges.
A partir du 2e trimestre 2023, la contribution des profits unitaires au déflateur du PIB est devenue moins importante. Elle a été de 1,4 point de pourcentage (pp) au 3e trimestre, contre 2,4 pp au deuxième. La contribution des coûts salariaux unitaires est restée quasi inchangée à 3,6 pp contre 3,5 pp. Cela tend à montrer que les entreprises absorbent une partie de la hausse des coûts sariaux unitaires dans leurs marges.

Selon une enquête réalisée par la BCE auprès des
entreprises, cette tendance s’est poursuivie en fin
d’année, avec une ampleur un peu plus modérée,
comme le montre le graphique suivant. Selon cette
même enquête, les chefs d’entreprises anticipent une
nouvelle progression des salaires en 2024 : 4,4 % en
moyenne sur l’année, contre 5,3 % en 2023.

La dernière enquête réalisée par S&P global auprès
des chefs d’entreprises appelle, néanmoins, à la pru-
dence. Celle-ci révèle une hausse plus forte des prix
de vente dans le secteur des services depuis 3 mois
(courbe bleue dans le graphique suivant), alors que la
hausse des prix des inputs s’est stabilisée, à un niveau
élevé. Cela pourrait signaler une hausse des marges
des entreprises en début d’année.

En outre, les tensions en Mer Rouge, suite aux attaques de navires par les rebelles houthis, perturbent le commerce maritime mondial en contraignant les flottes à emprunter des trajets plus longs. Cela se traduit par une hausse du coût du fret maritime et un
allongement des délais de livraisons de nature à peser sur les prix.

Conclusion

L’indicateur avancé de salaire développé par la BCE ne montre pas de signes de modération en 2024, au contraire. Dans un contexte de faible croissance de la productivité, les marges des entreprises ont un rôle majeur à jouer pour absorber la nette hausse des coûts salariaux unitaires. La persistance de tensions
sur les prix domestiques est la raison pour laquelle la BCE ne devrait pas se précipiter pour baisser ses taux directeurs. Elle devrait attendre le mois de juin, afin de disposer des données de salaires négociés et profits unitaires du premier trimestre 2024 et mieux appréhender l’évolution des tensions sur les prix domestiques.


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