En raison d’une offre anormalement faible et d’une demande très élevée, les cours du gaz naturel ont été multipliés par 4,5 en un an, avec un effet direct sur les prix de l’électricité en Europe. Cette envolée n’est pas sans conséquence pour de nombreux secteurs. Explications d’Antoine Chopinaud, analyste crédit chez Aviva Investors France.
Pourquoi le prix du gaz naturel s’est-il autant apprécié depuis le deuxième trimestre 2021 ?
Cette envolée résulte de la combinaison de plusieurs facteurs, imputables à la fois à la demande et à l’offre. La reprise économique sensiblement plus forte qu’attendu, dès fin 2020 en Chine puis en 2021 en Occident, a généré une demande en énergie très importante de la part de nombreuses industries. Après un arrêt de la production et un déstockage massif aux deuxième et troisième trimestres 2020, la machine industrielle tourne à plein. Or, l’offre de gaz naturel n’est pas en mesure de répondre à cette demande, et ce pour plusieurs raisons. Après un hiver et un printemps plus froid que la normale en 2021 et donc des besoins en chauffage sur des durées plus longues, les stocks de gaz naturel étaient au plus bas à l’entrée de l’été. Alors qu’une partie de la production de gaz était exportée vers la Chine, en plein redémarrage économique, l’offre a également pâti d’opérations de maintenance sur des champs en Norvège, reportées en raison de la pandémie, de conditions météorologiques très défavorables à la production de gaz aux Etats-Unis (vague de froids, ouragans) mais aussi du retard dans la mise en service du pipeline russe Nord Stream 2.
L’envolée du prix du gaz naturel explique en grande partie la très forte hausse des prix de l’électricité en Europe. Quel est le lien entre ces deux marchés ?
L’une des caractéristiques physiques de l’électricité est qu’elle ne se stocke pas. Il est donc nécessaire d’équilibrer à tout moment l’offre et la demande afin d’éviter toute rupture d’approvisionnement. Le marché de gros européen de l’électricité s’équilibre sur un prix marginal qui correspond au dernier kilowattheure produit. Or, ce sont souvent les usines thermiques, par nature plus flexibles que la production d’énergies renouvelables, qui gèrent les pics de demande. Dans le contexte actuel, ce sont les centrales à gaz qui y répondent, d’où une forte interdépendance entre le prix de l’électricité et celui du gaz. Depuis le début de l’année, le prix de l’électricité a presque été multiplié par 3 en Europe Continentale et par 4 en Grande Bretagne. Si en France, les centrales à gaz représentent à peine 7% de la production d’électricité (selon le bilan RTE 2020), en Europe, en revanche, elles comptent entre 20 et 40% de l’électricité produite
La hausse du prix du CO2 est également l’une des conséquences et contribue à la hausse des prix de l’électricité. Pourquoi ?
La hausse du prix du gaz naturel a de nouveau attiré l’attention sur les centrales à charbon alors que leur compétitivité était mise à mal. Dans un contexte de prix élevé du gaz, le charbon (pourtant 3 à 4 fois plus émetteur de CO2 en moyenne) redevient un substitut crédible pour produire de l’électricité alors que les autres capacités non émettrices de CO2 (nucléaire, renouvelable) tournent déjà à plein régime. Cette substitution partielle vers le charbon entraine une demande accrue des quotas d’émissions de CO2 dans un marché déjà tendu par les anticipations d’une baisse des quantités disponible et une hausse sensible de la demande depuis début 2021 en raison de la forte reprise économique.
Dans le cadre de la publication, mi-juillet 2021, du paquet « Fit for 55 » de la Commission européenne, qui s’inscrit dans le prolongement du « Pacte vert » et de l’objectif d’une neutralité carbone en 2050, des mesures ont été prises pour entrainer la suppression des quotas gratuits d’émissions de CO2 pour le secteur aérien, l’extension du marché carbone aux secteurs maritime et de la construction, ainsi qu’une forte baisse de la quantité totale de quotas d’émissions de CO2 délivrés d’ici à 2030. L’objectif est notamment d’utiliser le marché carbone européen1 pour réduire de 55% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 20302.
Dans ce contexte les prix du CO2 ont doublé en 2021 passant de 35 euros la tonne à 70 euros la tonne, ce qui à son tour contribue à la hausse des prix de l’électricité.
L’envolée du prix du gaz peut-elle se calmer dans les prochains mois ?
Il est aujourd’hui très difficile de prévoir comment le marché du gaz naturel va évoluer. L’hémisphère nord, qui concentre 90% de la population mondiale, s’apprête à rentrer dans l’hiver. La rudesse des prochains mois, et donc les besoins en chauffage, sera un paramètre clé de la demande. Par ailleurs, de nombreux industriels n’avaient pas anticipé la très sensible hausse de leurs besoins en électricité pour faire tourner à plein leurs outils de production. Cette demande « non couverte », c’est-à-dire non achetée « à terme » par anticipation, risque donc encore d’augmenter et d’entretenir la hausse des prix. Sans compter que la mise en service commerciale du nouveau pipeline russe Nord Stream 2 pourrait encore être retardée et donc accroître un peu plus les tensions sur l’offre. La situation risque donc d’être tendue au moins jusqu’au début du printemps 2022.
Cette envolée des coûts de l’énergie pénalise-t-elle tous les secteurs ?
Hormis les producteurs de gaz et les producteurs d’électricité, la quasi-totalité des secteurs pourrait pâtir, plus ou moins fortement, de cette hausse des coûts du gaz et de l’énergie. Les secteurs potentiellement les plus pénalisés sont les industries lourdes comme la sidérurgie, les cimentiers, la chimie, ainsi que le secteur automobile. La grande distribution est également un secteur très énergivore.
S’agissant des producteurs d’électricité, la réponse mérite d’être nuancée. Tout dépend du mix énergétique dans la production d’électricité. La hausse du prix du gaz ainsi que celle des droits à polluer induit en effet une hausse des coûts de l’électricité produites par les centrales thermiques (gaz ou charbon). Les producteurs opérant essentiellement des centrales nucléaires, des barrages hydrauliques et/ou des énergies renouvelables (éolien, solaire) profitent directement de la hausse des prix de l’électricité ; sous réserve, toutefois, que des taxes sur la production ne soient pas imposées, comme en Espagne récemment pour ramener à zéro le « déficit tarifaire » de l’Etat vis-à-vis des entreprises énergétiques.
La reprise économique peut-elle être fragilisée ?
Du côté des entreprises, l’un des éléments clés est le « pricing power », c’est-à-dire leur capacité à faire passer la hausse des coûts dans les prix de vente afin de préserver leurs marges et donc leurs capacités à investir. Dans de nombreuses industries, les contrats commerciaux comportent des clauses d’indexation des prix de vente finaux sur ceux des matières premières. Mais l’énergie n’est généralement pas intégrée dans la liste de ces matières premières. La capacité des entreprises à répercuter la hausse des prix de l’énergie dans leurs prix de vente est donc cruciale.
Par ailleurs, une poursuite de l’envolée des prix du gaz, et donc de ceux de l’électr
icité, pourrait venir perturber davantage les chaines d’approvisionnement si certaines entreprises, notamment dans les industries lourdes, se trouvaient contraintes de réduire voire suspendre une partie de leur activité pour ne pas risquer de produire à perte.
La hausse des prix de l’énergie pénalise également le pouvoir d’achat des ménages, notamment les plus fragiles, et peut donc peser sur la consommation. L’envolée des prix de l’énergie est une des sources principales du pic actuel d’inflation. Cela peut donc influencer les anticipations d’inflation à long terme et in fine le comportement des agents économiques.
Cette envolée des prix du gaz naturel, et donc de l’électricité, ne soulève-t-elle pas aussi des problématiques à long terme ?
Dans un contexte où l’électrification est plus rapide qu’anticipé en raison notamment de l’accélération de la digitalisation des économies, cette situation inédite de rareté de l’offre et de tensions extrêmes sur les prix de l’énergie met en lumière la nécessité d’une transition énergétique plus poussée. Pour répondre aux pics de demande et éviter une volatilité des prix de l’électricité, la combinaison des énergies renouvelables, par nature non programmables, avec une source d’énergie plus constante et peu émettrice de CO2 est nécessaire. C’est d’ailleurs la raison principale du débat actuel sur l’énergie nucléaire en Europe. Cette situation commence également à susciter des questions sur la structure et le fonctionnement du marché européen de l’électricité. Avec la faillite de nombreux fournisseurs alternatifs d’électricité, le marché se rationnalise déjà à nouveau. D’autres évolutions pourraient intervenir.
RÉFÉRENCES
1 Le système communautaire d’échange de quotas d’émission (SCEQE)
2 par rapport à 1990