Par Steve Donzé, Senior Macro Strategist chez Pictet Asset Management
Si elle souhaite échapper au spectre de la «japonification», la zone euro serait avisée d’adopter une politique monétaire radicale dans le style de celle du Japon.
Une sucrerie japonaise pour Mario Draghi?
Le directeur de la Banque centrale européenne (BCE) devrait accorder une attention particulière a ses homologues japonais.
La zone euro, caractérisée par une économie à plusieurs vitesses, a en effet besoin d’une politique radicale de «contrôle de la courbe des taux» (CCT) inspirée de celle du Japon. Cela devrait être la dernière carte jouée par Mario Draghi avant son départ en fin d’année.
Le Japon est le premier pays au monde à avoir mené une politique monétaire peu orthodoxe. Son expérience de l’hélicoptère monétaire dans les années 1930 et, plus récemment, de l’assouplissement quantitatif et des taux d’intérêt négatifs, a fourni de précieux enseignements aux autres banques centrales.
Une fois encore, avec sa politique de CCT, la Banque du Japon attire les regards de ses homologues, alors que les autorités monétaires recherchent des solutions pour réduire les stimuli monétaires en place sans menacer la croissance.
Pour savoir pourquoi, il est important d’analyser et de comprendre pourquoi cette politique fonctionne.
Dans le cadre du CCT, la Banque du Japon procède à des rachats d’actifs obligataires dans le but précis de maintenir les taux à court terme à – 0,1% et les rendements des obligations d’État à 10 ans à 0%.
Le principal attrait de cette politique est qu’elle a eu l’effet d’un assouplissement quantitatif «furtif». La Banque du Japon est parvenue à réduire le volume annuel de ses rachats d’actifs obligataires de JPY 60 000 milliards à 20 000 milliards sans déstabiliser les marchés financiers.
Elle a ainsi pu éviter de reproduire le «taper tantrum» de 2013, qui a provoqué une forte hausse des rendements obligataires après l’annonce d’une réduction de la voilure par la Réserve fédérale.
Une autre victoire majeure de la politique de CCT est la contribution à la réduction des coûts d’emprunt du Japon, descendus sous le niveau de sa croissance économique nominale, un élément clé de ce que Ray Dalio (Bridgewater) appelle le «beau désendettement».
Vu sous cet angle, le CCT est avantageux pour la zone euro, du moins pour une partie de celle-ci. Ce constat est valable notamment pour l’Italie, dont le poids de la dette publique (130% du PIB, le deuxième plus important après la Grèce) est loin d’être tenable.
Les intérêts payés par le pays représentent 4% de son PIB, soit quatre fois le volume acquitté par l’Allemagne et le double de la moyenne au sein de l’OCDE. Qui plus est, le coût du service de la dette dépasse de 0,9 point de pourcentage le taux de croissance nominal du PIB (cf. schéma).
Pas si beau que ça |
Taux de croissance nominal du PIB italien comparé au rendement des obligations à 10 ans |
*Coûts d’emprunt inférieurs au niveau de la croissance économique nominale. Source: Refinitiv, données couvrant la période allant du 31.12.1999 au 31.07.2019 |
Autre parallèle avec le Japon: les pays situés en périphérie de la zone euro ont du mal à faire décoller les volumes d’emprunts privés. Sans la planche à billets de la BCE, la reprise économique en Europe du Sud, où les crédits sont toujours en recul, pourrait être un feu de paille.
Dans une région où certains pays on besoin d’un resserrement monétaire et d’autres de mesures de détente, une sortie à l’américaine d’une politique ultra-laxiste pourrait être préjudiciable.
Par opposition, un CCT en Europe pourrait offrir un soutien ciblé au sud du continent.
Concrètement, la BCE pourrait introduire un plafond de 0,5%, par exemple, pour les obligations à 10 ans de la zone euro. Cela constitue certes un ajustement brusque, mais il devrait contribuer à réduire l’écart entre les coûts d’emprunt de référence en Italie et le taux de croissance nominal du PIB du pays, qui pourra ainsi adapter sa dette à la taille de son économie.
Le CCT permettrait par ailleurs de soulager la pression exercée sur les banques de la zone euro, qui détiennent une grande quantité d’obligations d’État tout en luttant pour se débarrasser de EUR 800 milliards de créances douteuses.
Cette politique pourrait notamment soulager la pression sur les banques italiennes, qui détiennent 28% de la dette souveraine intérieure et ont fort à faire avec des crédits dégradés.
Pour autant, cela ne signifie pas que le CCT soit facile à vendre. Dans la mesure où le coût de la dette serait annulé, les gouvernements pourraient être tentés d’emprunter davantage. Pour éviter des emprunts potentiellement inconsidérés et apaiser les craintes des faucons de la finance comme l’Allemagne, la BCE pourrait donc assortir le plafond de rendement d’objectifs de rigueur budgétaire.
En théorie, un CCT engage la banque centrale à racheter une quantité illimitée de produits obligataires. Dans la pratique cependant, comme le montre l’exemple du Japon, globalement, les rachats d’obligations par la BCE devraient diminuer progressivement et ce, sans véritable programme d’assouplissement.
Dans cette éventualité, la BCE devrait se préparer à défendre ses objectifs de rendement aussi vigoureusement que la Banque du Japon, qui n’a lancé qu’une poignée d‘«appels d’offres obligataires illimités» depuis la mise en place de cette politique pour éviter une hausse des taux durant les vagues de ventes sur les marchés obligataires.
Néanmoins, cela ne devrait pas être trop problématique. La BCE s’est montrée à la fois souple et crédible, bénéficiant d’un cadre institutionnel solide, qui conserve sa neutralité politique.
Un CCT pourrait être une solution pratique au casse-tête auquel Mario Draghi est confronté. Cela pourrait – et devrait – être sa dernière carte.