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Les marchés ne suivent plus les cycles : ils suivent les flux

Par Étienne Gorgeon, Responsable Gestion Obligataire chez Sanso Longchamp AM

Alors que tous les indicateurs annonçaient une récession américaine après le cycle de hausse de taux le plus violent depuis 40 ans, rien n’est arrivé. Pourquoi ?
Parce que, les marchés sont désormais mus par une mécanique silencieuse mais surpuissante : les flux de liquidités, l’effet de levier et la création de crédit, bien plus que les statistiques macroéconomiques traditionnelles.

  • le rôle déterminant de la production de crédit et du shadow banking dans la hausse des valorisations,
  • l’asymétrie croissante de la FED, prête à tolérer une surchauffe mais pas le moindre risque de tension financière,
  • trois angles de risques majeurs aujourd’hui sous-évalués : inflation américaine, valorisations dopées par l’IA, fragilités dans le crédit,
  • et les conséquences pour les investisseurs dans un environnement calibré pour un potentiel melt-up.

Il y a dix ans, comprendre l’économie, c’était encore lire les indicateurs classiques : enquêtes de confiance, ISM, données de production… Il devient de plus en plus notoire que ces outils ne suffisent plus, pire, qu’ils donnent désormais une lecture biaisée de l’économie.

Preuve en est : suite au cycle de hausse de taux le plus agressif opéré par la FED en 2022, tous ces indicateurs annonçaient une récession imminente… qui n’est jamais venue.

Les marchés, eux, ont déjà basculé dans une nouvelle ère : celle des flux, de l’effet de levier, de la surabondance de liquidité. Une mécanique puissante et silencieuse, qui alimente la hausse des indices, et s’avère aujourd’hui infiniment plus déterminante que les chiffres macro traditionnels.

Une économie américaine résiliente… mais qui ne pilote plus la Bourse

La croissance américaine reste solide, l’emploi se normalise mais ne flanche pas, et la consommation tient bon, autant de signaux qui ont longtemps servi de boussole aux investisseurs. Ces éléments ne sont désormais que l’un des facteurs qui expliquent l’évolution des marchés financiers.

Pourquoi ?

Parce que les prix des actifs sont désormais alimentés par les flux financiers (déficit budgétaire, réserves bancaires, FED, flux privés) qui entrent, sortent, se repositionnent.

C’est la production de crédit qui est aujourd’hui le moteur de l’enthousiasme financier. Et ce phénomène est exacerbé dans nos économies surendettées.

Le nouveau moteur de marché : la création de crédit

L’économie et les marchés sont désormais dépendants de ces flux :

  • Le recours massif à l’endettement par les investisseurs particuliers pour acheter des actifs financiers (endettement sur marge record)
  • Les déficits budgétaires américains, devenus un déterminant majeur de la liquidité globale
  • Le financement croissant via le shadow banking, moins régulé et plus exposé

Lorsque ces flux s’intensifient, les valorisations des marchés se déconnectent des fondamentaux. Ces hausses irrationnelles encouragent de nouveaux investisseurs à entrer et à profiter de perspectives alléchantes de performances rapides. Symétriquement, quand ils se retirent, comme lors des épisodes récents de “repo squeeze” début novembre, tout se tend en quelques séances (or, crypto, dollar, émergents).

Une FED asymétrique : faible tolérance aux risques, forte tolérance à la surchauffe

La Réserve fédérale a fait son choix :

Ne surtout pas freiner la croissance, ne pas prendre de risque avec le marché de l’emploi, et, s’il y a, comme récemment, des tensions sur le marché monétaire ou des problèmes au niveau des banques régionales, intervenir.

De fait, la FED a de nouveau alimenté les marchés en liquidité, comme elle l’a montré avec deux baisses de taux et surtout l’arrêt de la réduction de la taille de son bilan (quantitative tightening).
Quitte à tolérer des valorisations dangereusement élevées et une inflation qui pourrait surprendre à la hausse.
Résultat : un environnement parfaitement calibré pour un melt-up, une phase de hausse exubérante, peu rationnelle, tirée par l’abondance de liquidités. L’histoire ne manque pas de précédents : 1999 en est l’archétype.

Trois risques majeurs ignorés par les marchés


Les investisseurs, grisés par la performance, relâchent leur vigilance. C’est humain, et risqué.
Il nous semble que, dans ces environnements, trois sources de risques sont à surveiller :

–          Une inflation qui pourrait se réveiller aux US

La désinflation n’est plus linéaire, et les signaux avancés des prix payés repartent légèrement à la hausse dans plusieurs États américains. Plus important encore, l’inflation ressentie par les Américains n’est pas pleinement captée dans les chiffres officiels. Pour preuve, les sondages sur l’action du gouvernement sont au plus bas : le ressenti reste très négatif sur la situation économique, en particulier à cause de l’inflation.

–          Des valorisations dopées par l’IA


Le cycle d’investissement massif des hyperscalers continue de produire des cash-flows solides, mais un simple ralentissement remettrait en question des multiples devenus très exigeants.

–          Des risques sous-estimés dans le crédit

Les récents défauts frauduleux (Tricolor, First Brands) montrent que la vigilance des investisseurs s’est relâchée. La production bancaire de crédit depuis le début de l’année aux US alimente le shadow banking, et en particulier l’industrie du private equity. C’est là où les flux sont les plus importants que les risques s’accroissent.

Rester investi, mais protégé : la stratégie la plus rationnelle

Dans un monde où les flux créent la tendance, la discipline assure la performance sur le long terme. Et c’est dans un environnement où les marchés avancent moins au rythme des statistiques qu’au gré des flux et du levier que l’intuition seule ne suffit plus. L’exubérance peut durer, parfois bien plus longtemps que ce que la raison commande, mais elle n’efface ni les fragilités, ni les risques exogènes qui guettent.
Il faut des portefeuilles qui mélangent stratégies de rendement, stratégies décorrélées de l’évolution des marchés et actions, car le marché peut encore progresser.

C’est dans ces phases de marchés atypiques que la gestion active prend tout son sens : garder le cap, voir les signaux avant qu’ils ne deviennent évidents, et se positionner avec lucidité dans un monde où les tendances peuvent s’inverser plus vite qu’elles ne se forment.

En définitive, si les marchés restent portés par des dynamiques de flux, ils n’en demeurent pas moins vulnérables à tout choc qui en inverserait le sens. Naviguer dans cet environnement impose lucidité, discipline et une gestion active capable de détecter ces inflexions avant qu’elles ne deviennent visibles.

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