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Quelques (nouvelles) réflexions sur l’IA, les marchés et l’économie…

Par Florent Wabont, Économiste- Ecofi

Une ode à l’imprévu

L’intelligence artificielle est désormais partout, tout le temps. Récemment, les annonces de plusieurs dizaines de milliers de licenciements dans certaines entreprises américaines ont questionné l’implication de l’IA. En effet, certains de ces licenciements prévus ont parfois pour but de réallouer des ressources à l’exploitation de cette nouvelle technologie, dans l’objectif de gagner en productivité. Le lien entre emploi
et IA est cependant ambigu, et bien que ces anecdotes s’accumulent, une prise de recul est nécessaire.

Premièrement, car ce phénomène survient au moment où le marché de l’emploi se détériore. Cette faiblesse résulte à la fois d’une moindre croissance de la population active en lien avec la politique migratoire de l’administration américaine et d’une faiblesse de la demande – du fait, là aussi, de la politique économique menée. Aussi, dans certains cas, il semble peut-être préférable de signaler que l’on souhaite gagner en productivité grâce à l’IA plutôt que d’indiquer que le cycle se retourne dans notre secteur d’activité.

D’autre part, les gains de productivité découlant d’une diffusion à grande échelle de l’IA ne sont pas encore avérés. L’adoption de ces outils par les entreprises en est encore à ses débuts. La difficulté éprouvée par les jeunes diplômés en informatique est probablement la piste la plus sérieuse permettant d’identifier les incidences de l’IA. Mais, ici aussi, difficile de distinguer ce qui relève d’un ralentissement cyclique ou de quelque chose de plus structurel.
Enfin, plusieurs études, notamment celle réalisée par le Budget Lab de l’université de Yale, n’aboutissent pas à la conclusion d’un effet mesurable et formel de l’IA sur l’emploi aux États-Unis. Il est encore trop tôt.
Parallèlement, les petites entreprises américaines indiquent dans les enquêtes qu’elles font toujours face à une pénurie de travailleurs et que la qualité de la main-d’œuvre est depuis plusieurs mois leur préoccupation principale. Affaire à suivre…

Sur les marchés, la thématique de l’IA a pris du plomb dans l’aile ces dernières semaines. Les alertes
autour de la formation d’une bulle sont de plus en plus nombreuses, y compris parmi les figures iconiques de la tech américaine. Michael Burry – célèbre pour avoir parié contre les titres subprimes lors de la crise du marché immobilier américain en 2008 – a également dévoilé publiquement ses positions vendeuses sur certaines des valeurs du secteur, anticipant l’éclatement d’une bulle.
Les résultats trimestriels des valeurs technologiques ont été de bonne tenue, mais le marché s’est montré plus discriminant. Dans un contexte de valorisations sous tension, croître ne suffit plus. Des surprises positives et un relèvement des prévisions de bénéfices sont attendus. L’aspect circulaire de l’écosystème est également décrié. Les fabricants de puces et les grands acteurs nouent des partenariats avec ces jeunes entreprises d’IA pour que celles-ci achètent ensuite leurs produits ou leurs services, renforçant ainsi le caractère systémique. Enfin, la technologie en elle-même semblait souffrir d’un ralentissement dans les progrès réalisés. Pourtant, la sortie toute récente de Gemini 3, dernière mouture de l’outil d’IA de Google, a rebattu les cartes en montrant des résultats « bluffants » pour la communauté des utilisateurs.
Trois observations émanent de cet événement a priori inattendu : (i) le progrès technologique de l’IA est imprévisible, dans un sens comme dans l’autre, et l’émulation est forte.
Les prouesses des uns incitent les autres à vouloir faire mieux ; (ii) sauf à considérer un ralentissement sévère de l’économie, les investissements dans l’IA devraient se poursuivre.
La variable clé sera l’adoption par les entreprises dans leur quotidien et les gains de productivité associés ; (iii) trouver la prochaine entreprise championne dans le domaine n’est pas chose aisée. Le marché peut être considéré comme cher et la capitalisation boursière est concentrée sur quelques valeurs seulement. Si ce phénomène n’invite pas à lui seul à se désensibiliser totalement des actions américaines, une plus grande diversification du risque hors des États-Unis nous paraît toujours opportune.

Le jeu des chaises musicales

Nous avions, avant même la réunion d’octobre, émis des doutes quant à la possibilité d’une baisse des taux de la Fed en décembre.
Force est toutefois de constater que les prises de parole récentes de certains membres influents de la Fed vont plutôt dans le sens d’une baisse le 10 décembre prochain.
Dont acte. Plusieurs éléments à propos de cette réunion sont toutefois à envisager. Premièrement, les votes contre cette décision seront probablement nombreux.
Deuxièmement, le discours tenu par Jerome Powell pourrait se durcir quelque peu et les mots choisis
seront à interpréter finement.
L’ajustement de politique monétaire initié en septembre pourrait prendre fin en décembre, le temps pour la Fed d’accumuler assez de données, tout particulièrement s’agissant du marché de l’emploi. Troisièmement, les prévisions d’inflation pourraient être légèrement révisées à la baisse tandis que celles concernant le taux de chômage et la croissance resteraient quasi inchangées moyennant la factorisation du shutdown.
Quatrièmement, les dots – prévisions anonymes du niveau des taux directeurs par chacun des membres de la Fed – pourraient être autant voire plus dispersés que lors de leur dernière actualisation en septembre, reflétant ainsi le manque de lisibilité concernant l’orientation de la politique monétaire l’an prochain.
Mais au fond, que la Fed baisse ou ne baisse pas ses taux en décembre n’est pas vraiment la question.

Celle que les investisseurs doivent désormais se poser est la suivante : combien de baisses de taux y aura-t- il en 2026 ?
De notre côté, nous continuons d’anticiper un atterrissage des taux directeurs à ~3,50% plutôt qu’au seuil de 3% – voire un peu en dessous – envisagé par le marché.
Nous nous attendons à une poursuite du ralentissement de l’économie américaine à court terme du fait de la politique économique menée par Donald Trump en 2025 – la faiblesse des chiffres de consommation de septembre publié vendredi dernier est venue nous le rappeler.
La conjonction de la réduction de l’incertitude liée une accalmie sur le front de la guerre commerciale, de l’atténuation progressive de l’impact des hausses de droits de douane sur les consommateurs, ainsi que l’effet de baisses de taux réalisées par la Fed, pourrait favoriser une réaccélération de l’économie et une amélioration des métriques de l’emploi dans un second temps.
La transmission de l’augmentation des droits de douane dans l’inflation étant encore incomplète selon nous, nous envisageons également possibilité d’une « bosse » d’inflation moins haute mais plus étalée dans le temps. En outre, la modélisation statistique de la fonction de réaction de la Fed par le biais de plusieurs règles de Taylor* renforce nos prévisions de baisse modérée des taux directeurs.
Mais nous oublions de mentionner un sujet de taille : la fin du mandat de l’actuel président de la Fed Jerome Powell en mai prochain et son remplacement par un proche de Donald Trump. Kevin Hasset (conseiller économique de la Maison Blanche) figure parmi les favoris. Au-delà de la notion
d’indépendance de la Banque centrale, que nous pourrions discuter durant des lignes, se trouve surtout la question de la crédibilité. Les marchés, les ménages, les entreprises n’aiment pas l’incertitude mais doivent composer avec.
Que la Fed soit garante de la stabilité des prix – un de ses deux mandats en plus de celui consistant à favoriser un taux d’« emploi maximum » – est un acquis, comme en témoigne la relative stabilité des anticipations d’inflation depuis de nombreuses années, malgré quelques « égarements ».
Que l’on aboutisse à une Fed divisée, acquise ou non aux ambitions du pouvoir politique, les questions de la lisibilité des décisions prises et de la crédibilité de la politique monétaire finiront par se poser. Une augmentation des taux longs et une plus grande nervosité des marchés inciteront peut-être Donald Trump et le remplaçant probable de Jerome Powell à adopter une stratégie de communication un peu « différente ».
Nous continuons de penser que l’indépendance de la Fed continuera d’être menacée, mais que celle-ci ne sera pas perdue (voir par exemple ici ou ici).

Vol au-dessus d’un nid de faucons


Dans nos perspectives annuelles, nous avions anticipé que la BCE n’irait pas en dessous de 2% sur son taux de facilité de dépôt et ce scénario est en passe de se matérialiser.
Toutefois, des risques baissiers sur l’inflation planent encore à court terme, à l’instar de la hausse de
l’euro ou de la réorientation des flux de marchandises chinoises vers l’Europe dans le cadre de la guerre commerciale avec les États-Unis.
Selon les données préliminaires publiées la semaine dernière, l’inflation totale en zone Euro est ressortie à 2,2% sur un an en novembre (contre 2,1% en octobre) ; l’inflation cœur est restée inchangée à 2,4%.
La BCE devrait ainsi laisser sa politique monétaire inchangée lors de sa réunion du 18 décembre prochain.
Sur un horizon de six mois, nous maintenons notre scénario d’un statu quo prolongé.
Au sein du conseil des gouverneurs, les faucons – les partisans d’une orientation stricte de la politique monétaire – devraient continuer de l’emporter face aux colombes – les membres favorables à un assouplissement de la politique monétaire.
En parallèle, les signaux faibles d’une inflexion du cycle économique continuent de s’accumuler. Le plan allemand de réarmement et d’infrastructures arrive et devrait plus que compenser les dégâts économiques liés aux droits de douane. Les baisses de taux effectuées par la BCE depuis 2024 n’ont pas encore totalement infusé dans l’économie et les gains de pouvoir d’achat enregistrés grâce à la baisse de l’inflation constituent toujours des vents porteurs.
Nous envisageons même la possibilité d’une augmentation des taux directeurs de la BCE d’ici la fin 2026.
Mais sur cet horizon, le scénario reste encore à affiner et nous aurons tout le loisir d’en rediscuter une prochaine fois…

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